Lunarjojo a écrit: Mustard a écrit:
L'ESA doit déja participer dans le programme Lunar Gateway pour un module habité et un module de service (secondaire) pour la capsule Orion, mais le Moon Cruiser (developpé par Airbus Space) aura un objectif de ravitailleur pour cette station. Espérons que nos ministres valident ce projet qui serait une bonne occasion de profiter de l'expérience de l'ATV et nous offrir une plus grosse participation au programme lunaire et donc plus de sièges pour des astronautes européens.
Il me plairait de revoir des astronautes soulever de la poussière lunaire, mais pas à n'importe quelles conditions (Apollo est passé par là). Or, s'associer au programme lunaire américain serait pour moi une erreur, dans les conditions qui prévalent aujourd'hui. Un programme sans buts affichés, dont la stratégie change tous les ans, et dont la finalité reste très floue. Si l'Europe se doit de participer, il faudrait qu'elle propose un programme cohérent, à la finalité claire et précise (pourquoi pas la construction d'un village lunaire, grand dada européen) . Malheureusement, l'histoire récente montre combien elle reste suiviste vis à vis des USA, qui, comme d'habitude, décideront tous seuls dans leur coin. Et une Europe politiquement divisée qui sera contente que le grand frère lui prenne la main.
Dans ce débat, tout en reconnaissant la pertinence des questions posées avec clarté par @lunarjojo, mon opinion rejoint plutôt celle de @Mustard. De mon point de vue, la question première est : y a-t-il une alternative pour valoriser le potentiel de savoir-faire de l’Europe dans les vols habités ? Or je n’en vois pas.
1 - Le tour des autres scénarios imaginables est vite fait. La Chine peut offrir à l’Europe des opportunités de vol habités, mais seulement pour quelques expériences scientifiques : pas de modules étrangers sur sa station, probablement pas non plus de demande de services de ravitaillement, les Chinois ayant développé dans un cadre national toute la panoplie qu’il leur faut. Si nous avions une démarche proactive pour proposer à la Chine un autre type de partenariat, les chances d’aboutir seraient faibles et compte tenu des rivalités stratégiques, le risque de briser les coopérations existantes avec les États-Unis élevé.
La Russie aura peut-être après l’ISS une station Mir 2. Mais cette perspective est encore plus imprécise que le programme spatial américain. En outre, nous associer à ce programme Mir 2 nous mettrait à mi-chemin entre le vol de Jean-Loup Chrétien et l’époque de l’ATV. Bref, le grand bond en arrière !
Quant à l’Inde, elle est sûrement une puissance spatiale d’avenir, mais à regarder les précédents de l’URSS, des Etats-Unis et de la Chine, vingt ans séparent le premier vol habité d’un pays du moment où il est capable de s’ouvrir à des coopérations spatiales internationales dans ce domaine des vols habités.
Le Japon et le Canada sont des puissances spatiales trop proches des Américains pour offrir à l’Europe des perspectives de coopération distinctes dans les vols habités.
Alors l’Europe toute seule ? Je n’y serais évidemment pas opposé, mais comme je le disais sur un autre fil, nous n’avons pas fait le nécessaire il y a vingt ans et l’Histoire ne repasse pas les plats. Nos technologies permettent de faire des vols spatiaux habités autonomes du type de ceux du XXème siècle, et nous sommes maintenant au XXIème siècle.
De toute façon, si nous avons cette ambition, il faut tout reprendre à zéro. D’abord un moteur réutilisable et un lanceur récupérable. Ensuite des vols habités autour de la Terre, avec une mini station de démonstration technologique. Puis un accès à l’espace circumlunaire, au moins cinq à sept ans plus tard. Cela supposerait une volonté politique au démarrage et à toutes les étapes, en continu. Je le souhaiterais, mais on n’en est vraiment pas là.
Justifier le refus de développer ce ravitailleur lunaire par la perspective, en substitution, de développer un tel programme spatial européen autonome, ne me paraît pas sérieux.
Par conséquent, il faut appeler un chat un chat :
soit l’Europe s’associe aux projets américains post ISS, qui sont pour l’instant des projets lunaires, soit elle laisse mourir son savoir-faire dans les infrastructures de vols habités.
2- En même temps, je suis sensible aux doutes de @lunarjojo, qui au fond nous dit que les Américains sont des partenaires versatiles, instables, j’ajouterai peu respectueux. Peut-on travailler avec ces gens-là sous l’ère Trump, ne risque-t-on pas d’investir et à la suite d’un coup de menton d’un chef d’Etat américain sans scrupule de se retrouver tout bêtes sur le plancher des vaches avec un ravitailleur lunaire condamné au garage ?
D'abord une précision : le Moon Cruiser a d'autant plus d'intérêt que les Américains veulent désormais descendre du LOP Gateway vers la surface lunaire dès 2024, mais il conservera à mon avis une partie de son utilité si la partie alunissage du projet Artémis prend du retard. Le Moon Cruiser n'a besoin que du LOP Gateway pour avoir un débouché.
Pour cette raison notamment, je pense que le risque de se lancer dans ce projet doit être pris. De toute façon, nous développons déjà deux modules du LOP Gateway. Ajouter à cet investissement celui dans le ravitailleur valorise notre industrie et nous permet de peser un petit peu plus dans le rapport de forces. La coopération spatiale internationale est encadrée par des traités, qui permettent d'engager des poursuites contre les Etats qui ne respectent pas leurs engagements.
Dans cette coopération spatiale, nous ne pesons que peu face aux Américains, mais l'Europe n'est pas dépourvue de capacités de représailles dans d'autres domaines. Si dans trois ans, Trump réélu veut subitement bazarder tous les engagements pris par son pays vis-à-vis de l'Europe en matière spatiale, ses conseillers lui expliqueront probablement ce que ce n'est si simple et que les coûts de ce choix seraient élevés. Dissuasif a priori. Ou alors concevable dans un scénario global où, par exemple, l'Alliance Atlantique serait dissoute. Mais il serait malsain de fonder la politique spatiale européenne sur de telles hypothèses. La politique du pire n'est en général pas la bonne.
Trump et ses successeurs seront en outre conseillés par des gens qui leur expliqueront que la puissance américaine n'est pas infinie et que toutes les rivières des politiques spatiales finiront par converger un jour vers le grand fleuve des missions habitées vers Mars, que les Américains pourront réaliser seuls pour le 1er débarquement, mais qui nécessiteront ensuite une logistique internationale indispensable pour entretenir durablement une base habitée.
Quelqu'un le disait voilà peu, l'homme ne peut aller sur Mars que s'il y installe une véritable base, compte tenu des durées de séjour sur Mars imposées par la mécanique spatiale et de la nécessité d'y exploiter des ressources locales, notamment pour produire des ergols (recours à l'ISRU) permettant les voyages retour vers la Terre. L'aménagement d'une telle base, son entretien et le support vie des équipages vont requérir un trafic régulier et relativement important entre la Terre et Mars. Les Américains auront du mal à prendre en charge tous les coûts de cette logistique. Tout cela est connu depuis longtemps et cette perspective, bien qu'alors lointaine, représente une des raisons pour lesquelles le choix de l'internationalisation de l'ISS a été fait il y a trente ans.
Il y a des gens à la NASA qui expliqueront aussi à Trump que s'il est pressé d'aller sur la Lune et sur Mars, il a intérêt à impliquer les autres puissances spatiales, pour répartir les coûts budgétaires, et pour apporter un peu de redondance à la logistique, ce qui permet d'éviter des étirements de calendrier quand un maillon de la chaîne est défaillant. Enfin, la coopération internationale et les redondances partielles qu'elle peut apporter génèrent de la sécurité face au risque d'accidents nuisibles pour le prestige américain.
3 - J'en viens maintenant au dernier point, discuté dans la suite du fil : comment acheminer le ravitailleur vers la Lune ? Merci à @lunarjojo pour son tableau. De mon côté, j'ai toujours en tête un coefficient très approximatif, celui du rapport 1/3,5 entre la masse satellisée par un lanceur en orbite terrestre basse (LEO) et la masse qu'un même lanceur fait parvenir sur orbite lunaire (LLO). Evidemment, c'est un coefficient moyen qui varie selon le lanceur.
En tout cas le verdict des chiffres est sans appel. Sauf si le ravitailleur est un très petit engin ne reprenant pas grand chose de l'héritage de l'ATV, Ariane 6 ne suffit pas. Il fallait s'y attendre et l'absence d'anticipation des responsables politiques de l'Europe sur ce sujet est déplorable.
Donc de deux choses l'une :
- soit on confie le ravitailleur à un lanceur américain ; ce n'est pas une bonne idée ; il est très important que ce ravitailleur soit une occasion d'accroître les usages institutionnels d'Ariane 6 ;
- soit, donc, on lance le ravitailleur avec Ariane 6 et on opère un RDV orbital avec un étage d'une puissante fusée lancée par les Américains : Delta IV Heavy, Vulcan, New Glenn, et la plus puissante, la moins coûteuse, la Falcon Heavy.
Mais comme dirait quelqu'un plus haut dans ce fil :
ce n'est pas une mince décision !Bah oui, ce n'est pas une mince décision, et l'on voit que certains ici font la grimace, mais il est dans l'intérêt de la France, il est dans l'intérêt de l'Europe, il est dans l'intérêt global de tous les pays impliqués dans la conquête spatiale de la prendre. Après, si des gens se disent en voyant cela qu'il vaudrait mieux que dans quelques années, l'Europe ait un lanceur plus gros qu'Ariane 6, un lanceur réutilisable pour faire baisser les coûts, je ne me plaindrai pas.
Il vaut mieux faire quelque chose d'insuffisant mais de globalement bien qui soit l'occasion d'une pédagogie sur les faiblesses de l'Europe spatiale et sur les moyens d'y remédier, que de ne rien faire et d'accroître cette faiblesse.
Bravo Airbus, bravo l'ESA, et ayons confiance dans nos ministres européens qui auront à se prononcer sur ce dossier. Bonne route pour le Moon Cruiser !