Mes chers amis du FCS, je suis ce soir d’humeur un peu songeuse, parce que les multiples lectures que les uns et les autres sur ce Forum m’ont recommandées m’ont convaincu que l’engin que SpaceX désigne sous le doux nom de Falcon 9 v1.2 Block 5, qui se présente de prime abord comme une simple évolution par rapport aux versions Block 3 et Block 4, a en réalité des potentialités ou en tout cas des ambitions incomparablement plus grandes.
Il s’agirait en fait, grâce à une accumulation de modifications ponctuelles que l’éditorial de notre Forum récapitule clairement, de la première fusée réellement réutilisable. Quelque chose que l’on n’utilise que deux fois, comme le Block 4, n’est pas réellement réutilisable (vous vous êtes déjà mouchés deux fois dans le même kleenex, avouez !) ; mais en revanche, quelque chose que l’on utilise douze fois, voire cent fois moyennant de la maintenance, l’est incontestablement.
Or, l’astronautique bute sur cette affaire de réutilisabilité des fusées depuis presque cinquante ans, depuis que l’on s’est rendu compte que les missions Apollo vers la Lune avaient mobilisé des moyens financiers et matériels si démesurés qu’elles étaient presque une tricherie. Douze hommes ont bien marché sur la Lune, mais je suis désolé mes chers amis, la Lune n’a pas été conquise. Une incursion, cela permet de voir et d’apprendre des choses, mais ce n’est pas une conquête. La conquête n’est réelle que si elle permet la maîtrise, la possession, termes qui supposent, après une phase de lutte, une installation dans la durée.
Je veux bien admettre que la production industrielle en série des Soyouz, malgré l’absence de réutilisabilité, a permis, en se combinant avec la mise sur orbite de stations permanentes de type MIR ou ISS, dont les modules durent dix, vingt ou trente ans, une forme de conquête par les hommes des orbites terrestres basses. Mais sans la réutilisabilité, on aura du mal à aller plus loin, car les coûts des grosses fusées qui permettent de sortir de l’orbite de la Terre sont exorbitants quand ces fusées ne volent qu’une fois.
Ne parlons pas de la navette spatiale américaine, ni de Bourane, ni d’Hermès, qui n’ont fait qu’illustrer le fait connu en économie industrielle que certains prototypes, quand les technologies ne sont pas mûres, ne peuvent pas déboucher sur une production en série à des coûts décroissants. On peut faire fonctionner des prototypes pendant trente ans, à des coûts délirants, mais c’est aussi une tricherie et surtout c’est une impasse technologique. Cela ne mène nulle part.
Elon Musk, lui, a choisi de revenir aux sources, et de reprendre le problème de la réutilisabilité en repartant de zéro. Il l’a fait quand tout le monde était démoralisé, voire écœuré par l’échec de la navette spatiale, quand personne ou presque n’y croyait plus. Son concept a l’air beaucoup plus sérieux et les premières étapes de son plan, mis à part quelques incidents secondaires, ont parfaitement marché. Ceux qui m’ont lu sur ce Forum savent que, compte tenu de nombreux arguments que je ne ré expliciterai pas ici, je crois que cela marchera jusqu’au bout. Mais je vais vous faire un aveu : à quelques heures du lancement décisif, ma raison tremblote, une angoisse atavique, probablement superstitieuse et irrationnelle, m’envahit. Je ne suis pas du tout rassuré. Il y a même un certain nombre d’arguments réfléchis qui conduisent à craindre que malgré la justesse théorique du concept, SpaceX puisse se planter cette fois du fait de détails de mise en œuvre, ou de la simple malchance.
Ce post ne va pas soupeser les différents éléments techniques ou même organisationnels du sujet. D’autres le feront, et surtout si ce lancement se termine mal, car il y aura alors subitement quatre-vingt contributions des uns et des autres, moi y compris peut-être, pour expliquer avec moult arguments techniques, économiques ou autres pourquoi c’était voué à l’échec. Pas la peine de chercher bien loin, regardez ce que les uns et les autres vous avez écrit sur ce Forum après l’accident de septembre 2016… Vae victis !
Nous sommes donc cette nuit à un moment singulier de l’histoire spatiale, où l’on ne sait au fond pas ce qu’il va se passer. Je me souviens il y a quelques années d’une collection de DVD diffusée par un grand quotidien du soir sur la thématique « ce jour-là, le monde changea ». La collection était structurée autour de grandes dates de l’Histoire, comme par exemple le D-Day du 6 juin 1944. Le 10 mai 2018 sera-t-il une nouvelle grande date de ce type, la date symbolisant dans les manuels d’histoire la véritable entrée dans l’âge des fusées réutilisables avec toutes les conséquences que cela implique ? Il n’y a plus que quelques heures à attendre.
Le FCS n’est pas que le Forum de la Technique Spatiale : je présume que ce n’est pas un hasard si ses fondateurs en 2005 ont choisi de le désigner en associant à l’adjectif « spatial » le substantif « conquête ». C’est pourquoi je me sens légitime à faire ce soir un post sur la thématique, exclusivement, de la conquête. Il y a l’aventure technique, mais il y a aussi l’aventure humaine. Sans la technique, on ne peut rien faire, surtout en matière spatiale. Mais le but, c’est l’humain.
A quoi songe Elon Musk ce soir ? On raconte beaucoup de choses sur ce qu’aurait dit ou pensé Sergueï Korolev dans la nuit du 11 au 12 avril 1961, alors que le premier vaisseau Vostok était sur le point d’arracher Youri Alexeïevitch Gagarine à la pesanteur terrestre. Lui, le rescapé du Goulag, l’ingénieur souvent décrit comme colérique, tyrannique, misogyne, génial certes mais aussi parfaitement odieux, il aurait eu des scrupules à mettre en danger la vie du jeune pilote de 27 ans, il aurait marché de long en large, sortant à l’extérieur pour regarder sa fusée, en respirant l’air froid de la nuit, il aurait failli renoncer, ou disons, reporter. Et puis…
Si l’on remonte plus loin dans l’histoire, toujours sur le thème « ce jour-là, le monde changea » difficile de ne pas citer la nuit du 10 au 11 janvier de l’an 49 avant Jésus-Christ, lorsque l’avenir de Rome, et donc celui du monde, entre la République et l’Empire, tremblotait. Jules César, alors simple général, était au bord d’une rivière, le fameux Rubicon. Franchirait-il cette limite et ferait-il route vers Rome pour y prendre le pouvoir et régner sur tout le bassin Méditerranéen ? Suétone assure que Jules César aurait beaucoup hésité. Il aurait erré longtemps dans la nuit avec une petite escorte, et il aurait dit « maintenant encore, nous pouvons revenir sur nos pas ; mais si nous passons ce petit pont… ». Et subitement Jules César se serait décidé en s’élançant à la tête de ses troupes sur le pont et en lançant son fameux « alea jacta est » : le sort en est jeté !
Deux mille soixante-sept ans se sont écoulés et le dilemme d’Elon Musk, tout en étant différent dans son objet, est assez comparable dans son principe à celui de César. Si ce n’est qu’à l’époque de César, les railleries n’étaient pas relayées par Twitter et les réseaux sociaux…
Tant que la fusée n’a pas décollé, elle ne risque pas trop d’exploser (encore que… souvenons-nous du 1er septembre 2016… Mais bon ! En principe…). Mais si elle décolle, le vol se poursuivra et la fusée devra affronter son destin… Alea jacta est. Alors, à la fin du compte à rebours, « go » ou stop ?
Choisir de tout arrêter et de reporter, cela peut éviter une catastrophe, mais c’est une fois de plus allonger les délais. Ce qui veut dire ne pas respecter le calendrier annoncé. Alors on connaît la suite, c’est-à-dire les sourires entendus qui accompagnent l’expression « une date à la Elon… » ou les moqueries du genre : « il raisonne en années martiennes, pas en années terrestres ».
Pourtant, si l’on se pose à propos d’Elon Musk la question : qu’est-ce que ce type a de plus que les autres qui fait que ses projets spatiaux réussissent, il me semble que l’une des réponses est qu’Elon Musk a la force de caractère exceptionnelle qui lui permet de dire « stop » alors que cela énerve son personnel, ses partisans, ses clients, et lui-même, et que cela excite ses adversaires qui veulent le voir trébucher.
Si de Gaulle a été « l’homme qui a dit non », Elon Musk est l’homme qui est capable de dire « stop » et de suivre son intuition quoique les autres puissent en penser. Souvenons-nous de Zuma : il avait demandé que lui remontent tous les signaux faibles, et il avait bloqué durablement le lancement en 2017 parce qu’il y avait dans ses équipes des doutes sur la coiffe. L’issue pour Zuma n’a certes pas été heureuse en 2018, mais grâce à cette décision de report, un pataquès a été évité et SpaceX a été mis hors de cause dans ce qu’il s’est finalement produit.
Si j’écrivais un livre sur Elon Musk, je lui donnerais peut-être un titre du genre « histoire du sprinter qui a finalement gagné la course car il n’arrêtait pas de dire stop ». Le problème, bien sûr, n’est pas seulement de résister à la pression exercée par les gens, il est aussi de prendre la décision technique juste, et de le faire à chaud, dans la tension du compte à rebours. Ce qui suppose d’avoir très bien organisé ses équipes et de connaître parfaitement son sujet.
Mais le problème, comme Elon l’a bien expliqué lors du vol de la FH, c’est que lors du lancement d’un nouvel engin, il y a une centaine de points qui peuvent conduire à la catastrophe.
Alors, peut-être qu’en ce moment, Elon marche de long en large sur la plage de Cocoa Beach, en humant le vent du large, humide et imprégné d’embruns salés, en manipulant nerveusement une maquette de Falcon 9 v1.2 Block 5 entre ses mains et en murmurant « to go or not to go, that’ s the question ! ».
Réponse demain en fin de soirée.