PierredeSedna a écrit:Les prototypes construits, non utilisés et non testés concourent à ce projet. Evidemment, il serait mieux de faire d'une pierre deux coups, de faire des essais, de réaliser un vol avec chaque prototype. Mais même lorsque ce n'est pas le cas, les savoir-faire acquis sur la chaîne de production sont extrêmement utiles. Sans ces prototypes envoyés au rebut, le projet n'aurait aucune chance d'aboutir.
En effet, le but n'est pas de fabriquer un SLS bis, qui effectue au mieux une dizaine de vols coûteux et puis disparaît à tout jamais de la scène astronautique. Le but est de lancer une chaîne de production en série de vaisseaux spatiaux. Au départ, cette chaîne de production avance par tâtonnements, elle mettra beaucoup de temps avant de se stabiliser. Elle continuera ensuite à évoluer de manière incrémentale. Elle ne s'arrêtera jamais.
La méthode de Musk apporte une variante à la théorie de Schumpeter sur la "destruction créatrice". L'investissement de départ est énorme, j'en conviens, c'est une des plus grandes prises de risques de tous les temps. Mais si le projet tient ses promesses, le retour sur investissement sera probablement le plus grand de toute l'histoire industrielle.
C'est une chance que l'homme le plus riche du monde soit aussi le plus audacieux, voire le plus téméraire. C'est aussi un grand risque. Assumons le suspense et soyons patients. Musk, qui ne l'est pas, a acheté Twitter, pour se donner des émotions. Mais il n'a pas abandonné le Starship, qui est le projet le plus excitant de sa vie.
Le sujet n'intéresse peut être pas tout le monde sur ce forum, et peut même passer pour un hors-sujet.
Mais je pense que pour bien comprendre la logique de Musk sur le plan industriel et technique, il est indispensable de s'intéresser de prêt à Tesla (et donc, par ricochet, mettre en lumière les principes qu'il applique aussi à SpaceX).
Qu'a donc fait ou dit Musk au sujet de Tesla?
Que le plus compliqué, ce n'est pas le produit mais l'outil qui le crée.
Pour lui, ce n'est pas la voiture en elle-même qui est le socle du succès de l'entreprise (évidemment, ça ne veut pas dire que ça doit être une poubelle, il faut quand même que le produit soit sexy), mais l'usine.
C'est-à-dire, pour reprendre ses propres mots
"la machine qui construit les machines".
Dans le cas de Tesla, ce qui permet à l'entreprise d'avoir son succès, c'est moins la voiture en elle-même que les Gigafactories qui les produisent.
Gigafactories dans lesquels il a investi des milliards de $ (la première au Nevada est estimée avoir coûté 5 milliards de $).
Et à une époque où l'entreprise ne gagnait pas d'argent.
C'est en tout une dette colossale de pas moins de 10 milliards de $ qu'il a contracté.
Les milieux de Wall Street voyaient ça comme une gigantesque incinération de cash.
Musk a donc pris un risque considérable, notamment en lançant le modèle 3, sur lequel reposait l'intégralité de cette montée en puissance en terme de volume à produire et à vendre.
L'intéressé l'a lui-même reconnu: il a parié l'entreprise sur ce seul coup de maître.
En 2021, Tesla a réalisé un bénéfice net de 5,5 milliards de $. Sur les 9 premiers mois de 2022, le bénéfice net est de plus de 8,5 milliards de $.
Déficits passés et dettes ont donc largement étaient compensés.
Ces Gigafactories ont été pensées pour réinventer la chaîne de production. Le recours à la robotique est certes massif, mais n'explique pas tout.
Un des plus gros atouts de ces usines est ce qui est appelé le "gigacasting".
De quoi s'agit-il? D'une presse à l'échelle démesurée, qui permet d'emboutir en une seule fois des pans entiers du châssis.
Là où un châssis classique de voiture voit l'assemblage de plusieurs dizaines voir centaines de pièces, soudées/vissées/boulonnées/rivetées ensemble, le modèle Y, à titre d'exemple, n'en a que deux.
Il en résulte de considérables gains en terme de coûts et d'efficacité.
C'est également une simplification considérable dans la construction du produit (deux pièces à assembler au lieu de plusieurs centaines).
Ce long détour par Tesla me permet de revenir sur les propos de
@PierredeSedna pour tenter de mettre en lumière les fondamentaux de la méthode muskienne:
- Voir grand: le changement d'échelle permet d'entrevoir des solutions inenvisageables à petite échelle. On retrouve ce principe avec Starlink et le concept de mégaconstellations de plusieurs milliers de satellites.
- Prendre des risques maximum: le succès se fonde sur une rupture radicale et donc une importante prise de risque. L'échec et la faillite sont une option. Musk ne l'a d'ailleurs jamais caché. Or, ce principe est inacceptable pour des agences publiques tributaires des impôts des contribuables. C'est ce qui explique la plus grande agilité des acteurs du New Space et ici de SpaceX en particulier. Mais avec le péril, tel un Icare moderne, de se brûler les ailes et de se crasher.
- Simplifier: plus c'est simple, plus c'est fiable et plus c'est facile et peu onéreux à produire. C'est ce principe qui explique le choix de l'acier inoxydable pour le Starship plutôt que la fibre de carbone.
- L'outil est plus important que le produit: faire des prototypes, c'est facile (dixit Musk lui-même). Les construire en grandes séries, rapidement et au meilleur coût, c'est une autre histoire. La multiplication des prototypes ne permet pas seulement de peaufiner le produit final. Il permet surtout d'affûter de manière optimale l'outil de production. Ce n'est surement pas pour rien qu'à Boca Chica (tout comme d'ailleurs dans l'usine Tesla de Fremont il y a quelques années) que la chaîne de production était sous tente avant de passer dans un bâtiment en dur. Une fois qu'on savait ce qu'on voulait fabriquer et comment on le fabriquerait de la meilleure des manières.