Un autre sujet où Jules Verne se montre, me semble-t-il, visionnaire dans "De la Terre à la Lune", c'est dans le lien étroit entre le projet de conquête spatiale, l'industrie militaire et l'aspect patriotique du projet. Chacun ici connait les liens entre les programmes spatiaux de l'ex-Union Soviétique ou des USA et l'industrie militaire. On sait aussi que le programme Apollo doit beaucoup à Wernher von Braun artisan majeur des fusées V2 censée donner un avantage militaire à Hitler. Wernher von Braun et les principaux ingénieurs ayant participé au projet V2 furent récupérés par les forces américaines.
Chez Jules Verne, le projet lunaire est initié par le "Gun-club" décrit comme ceci dans le premier chapitre du roman qui est un chef d'oeuvre d'humour noir :
Quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa un nouveau canon s’associa avec le premier qui le fondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent soixante-quinze membres correspondants.
Une condition sine qua non était imposée à toute personne qui voulait entrer dans l’association, la condition d’avoir imaginé ou, tout au moins, perfectionné un canon ; à défaut de canon, une arme à feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d’une grande considération. Les artilleurs les primaient en toute circonstance.
« L’estime qu’ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs du Gun-Club, est proportionnelle « aux masses » de leur canon, et « en raison directe du carré des distances » atteintes par leurs projectiles ! »
Un peu plus, c’était la loi de Newton sur la gravitation universelle transportée dans l’ordre moral.(...)
Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn : en divisant le nombre des victimes tombées sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tué pour son compte une « moyenne » de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.
À considérer un pareil chiffre, il est évident que l’unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l’humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation. C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant, les meilleurs fils du monde.
Mais faute de guerre ces "anges exterminateurs" s'ennuient. Le président Barbicane tient alors un discours aux accents quasi Kennedien qui a un retentissement mondial :
(...) L’assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. Elle redoubla d’attention.
« Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du dix-neuvième siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas de la mener à bonne fin. J’ai donc cherché, travaillé, calculé, et de mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce projet, longuement élaboré, va faire l’objet de ma communication ; il est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire du bruit dans le monde !
— Beaucoup de bruit ? s’écria un artilleur passionné.
— Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.
— N’interrompez pas ! répétèrent plusieurs voix.
— Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de m’accorder toute votre attention. »
Un frémissement courut dans l’assemblée. Barbicane, ayant d’un geste rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d’une voix calme :
« Il n’est aucun de vous, braves collègues, qui n’ait vu la Lune, ou tout au moins, qui n’en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je viens vous entretenir ici de l’astre des nuits. Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand pays de l’Union !
(...)
Aussi, le soir même, à mesure que les paroles s’échappaient des lèvres de l’orateur, elles couraient sur les fils télégraphiques, à travers les États de l’Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles à la seconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu’au même instant les États-Unis d’Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d’orgueil, battirent de la même pulsation.
Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, bimensuels ou mensuels, s’emparèrent de la question ; ils l’examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation. Ressemblait-elle à la Terre au temps où l’atmosphère n’existait pas encore ? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde terrestre ? Bien qu’il ne s’agît encore que d’envoyer un boulet à l’astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d’une série d’expériences ; tous espéraient qu’un jour l’Amérique pénétrerait les derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement l’équilibre européen.
Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation ; les recueils, les brochures, les bulletins, les « magazines » publiés par les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et « la Société d’Histoire naturelle » de Boston, « la Société américaine des sciences et des arts » d’Albany, « la Société géographique et statistique » de New-York, « la Société philosophique américaine » de Philadelphie, « l’Institution Smithsonienne » de Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d’argent.
Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre d’adhérents ; d’hésitations, de doutes, d’inquiétudes, il ne fut même pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l’idée d’envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur auteur ; tous les « life-preservers » du monde eussent été impuissants à le garantir contre l’indignation générale. Il y a des choses dont on ne rit pas dans le nouveau monde.
Impey Barbicane devint donc, à partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque chose comme le Washington de la science(...)
J'aime bien la pique à l'Europe et à la France... 160 ans après cela n'a guère changé ;D
Michel Ardan
Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits bornés, — c’est le qualificatif qui leur convient, — l’humanité serait renfermée dans un cercle de Popilius qu’elle ne saurait franchir, et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s’élancer dans les espaces planétaires ! Il n’en est rien ! On va aller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd’hui de Liverpool à New-York, facilement, rapidement, sûrement, et l’océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune !
Kennedy
Il y a de nombreuses années, quand on a demandé au grand explorateur britannique George Mallory pourquoi il voulait l'escalader, il a répondu : "Parce que c'est là."
Et bien, l'espace est là, et nous allons y aller; et la lune et les planètes sont là aussi, porteur de nouveaux espoirs, de nouvelles connaissance et de paix. C'est pourquoi avant de nous embarquer pour cette aventure la plus dangereuse et la plus grande que l'homme ait jamais tentée nous demandons la bénédiction de Dieu .