nikolai39 a écrit:Question que je me pose, et pour laquelle je suis preneur de votre avis.
Le modèle économique de Falcon 9 repose sur sa très forte utilisation. Nous sommes actuellement à plus de vingt lancements par an, avec une grande majorité des tirs dédiés au déploiement de Starlink.
D'ici approximativement quatre ans, ce déploiement sera terminé. Falcon 9 devrait alors redescendre à seulement une poignée de lancements par an.
Pensez-vous qu'elle sera toujours viable, du point de vue économique ? A-t-on des données sur ce sujet ? SpaceX a-t-il déjà évoqué cette question ?
L'histoire de la Falcon 9 restera longtemps un modèle en économie industrielle.
La réutilisation des fusées soulevait dans son principe même une objection forte, compte tenu de l'étroitesse du marché : en première analyse, les économies réalisées en ne produisant pas un nouvel exemplaire de la fusée à chaque vol devaient être perdues au stade de la production, du fait de la réduction de l'échelle de celle-ci. Car moins nombreuses sont les fusées produites, et plus élevé est leur coût de production.
La réutilisation elle-même a par ailleurs un coût : le recours aux barges d'atterrissage, le transport retour de la fusée vers le site d'origine, le "petit coup de chiffon" pour reprendre la formule d'Elon Musk il y a quatre ou cinq ans, et bien sûr tout l'investissement dans le développement de cette nouvelle technologie.
Les adversaires de la réutilisation ont commis une erreur historique majeure, mais je crois que l'on peut leur accorder les circonstances atténuantes, car en première analyse leurs arguments étaient solides.
Mais à chaque étape de l'histoire de la Falcon 9, SpaceX a trouvé une parade pour aplanir les obstacles au modèle économique de la réutilisation.
A l'exception des moments Grasshopper et Falcon 9R Dév1, l'investissement initial dans la technique de récupération a été effectué à l'occasion de tirs commerciaux ou institutionnels solvabilisés, et payés à un prix du marché supérieur au coût de la Falcon 9, lequel, indépendamment de la réutilisation, était déjà plus bas que celui de ses concurrents, grâce à une série de démarches innovantes, dont la production généralisée des sous-systèmes en interne et la donc la réduction de la sous-traitance.
Une autre astuce a consisté à combiner la prudence et le calcul économique, en ne faisant voler que deux fois, jamais davantage, les Falcon 9 block 3 et block 4. De la sorte, on a limité le nombre de retours ratés après les premiers retours réussis, et surtout on a totalement évité qu'un accident de lancement ne soit imputable à la réutilisation débutante. Mais, et le coup est génial, on n'a ce faisant que faiblement réduit le rythme de la production des nouveaux lanceurs, ce qui a permis que l'effet de réduction d'échelle, générateur de hausse des coûts, ne joue que très peu. Pour que cela marche, il a fallu aussi un élément circonstanciel : un carnet de commande très fourni à cause des accidents de 2015 et 2016, et des retards qui s'étaient ensuivis. Mais ce carnet de commandes avait été constitué plus tôt grâce à l'incroyable confiance en lui d'Elon Musk et à la rigueur managériale de Gwynne Shotwell, qui inspirait confiance aux clients. Enfin, dans ce faisceau de facteurs sans lesquels rien n'aurait été possible, il fallait aussi les programmes publics de la NASA et l'approvisionnement de l'ISS. Mais bien entendu, la NASA n'a été qu'un levier, son rôle d'impulsion dans le développement de la réutilisation des Falcon étant quasiment nul.
Quand on est passé à la block 5, et donc à la réutilisation multiple, cet effet de réduction d'échelle et d'inflation des coûts aurait dû violemment jouer. Mais cela n'a pas été le cas, malgré une conjoncture de marchés de lancement devenue très peu porteuse ! Car d'une part, SpaceX a su sacrifier un certain nombre d'étages qui auraient pu voler plusieurs fois et ne l'ont pas fait. Cela, paradoxalement, pour éviter une hausse des coûts par ralentissement excessif des chaînes de production. Et car d'autre part, SpaceX a sorti de son chapeau Starlink, qui permet d'accroître fortement les débouchés de la fusée, ceci requérant la production d'un certain nombre de boosters malgré leur réutilisation. Enfin - car il ne faut rien occulter - il y a eu à la mi - 2018 un plan social relativement modéré, compte tenu de personnels excédentaires sur les chaînes de production.
Donc, à chaque étape, SpaceX a jusqu'ici trouvé le sentier de crête pour éviter qu'un segment de la chaîne sur laquelle repose son modèle économique ne soit sous-utilisé et donc utilisé à des coûts croissants.
Reste la dernière étape, celle de la transition Falcon 9 / Starship qui fait l'objet de la question de Nikolaï39.
Je pense que cette transition sera assez longue car une nouveauté des années 2020, c'est la captation progressive par SpaceX d'une partie importante des marchés de l'espace militaire américain. Cela avait commencé difficilement dans les années 2010, et cela prend de l'ampleur.
Les militaires veulent multiplier les moyens d'accéder à l'espace. Même si le Starship dans deux ans démarre bien, les militaires se méfieront à juste titre d'un risque d'accident clouant le Starship de longs mois au sol. Ils accepteront donc de payer l'assurance que représente le maintien de la Falcon 9 et de la Falcon Heavy quand bien même le Starship offrira des performances à tous égards supérieures.
Tout le monde y trouvera un avantage. Le contribuable payera la Falcon 9 plus cher que le Starship, mais moins cher que les fusées de chez ULA. ULA pourra néanmoins continuer à survivre avec la Vulcan, grâce au maintien de la Falcon 9 sur le marché, alors que la Vulcan serait optiquement beaucoup trop chère face au Starship seul.
Car malgré la montée de la Chine, il ne faut pas perdre de vue que les règles américaines font obstacle à l'instauration d'un monopole dans les pays occidentaux. SpaceX fera donc très attention à ne pas conquérir 100% du marché commercial occidental avec le Starship, pour ne pas être contrainte par l'autorité de concurrence à céder certains de ses brevets, ou de son appareil industriel, à ses concurrents. Le Starship servira donc surtout à l'exploration (la Lune, Mars). La Falcon 9 sera donc utile un certain temps pour limiter la baisse des prix sur les marchés institutionnels et commerciaux et permettre la survie des concurrents malgré l'écrasante supériorité du Starship (si le projet aboutit au résultat escompté par SpaceX).
Un jour, certes, à la fin des années 2020, la Falcon 9 arrivera en fin de vie. A mon avis ce sera assez brutal, précisément pour éviter l'effet de perte d'échelle. Pour cela, il faudra que d'autres lanceurs, tout en restant probablement inférieurs au Starship, surpassent la Falcon 9 en tonnage mis sur orbite et en compétitivité du prix du kg, et que ces lanceurs soient suffisamment fiables pour assurer une solution de secours aux militaires. On peut penser à la New Glenn, et à des évolutions de la Vulcan dans le sens d'une réutilisabilité croissante.
Le cheminement suivi par SpaceX pour réaliser son plan de passage à l'ère de la fusée entièrement réutilisable en surmontant les obstacles, en adaptant à plusieurs reprises son modèle économique et en évitant une destruction totale du tissu industriel des concurrents (y compris Ariane) est donc incroyablement astucieux.