Je comprends tout à fait que face à l'immobilisme apparent des grands industriels et des grandes agences (qui connaissent trop bien les limites du possible économico-politique) on soit tenté de donner du crédit à des projets privés qui promettent volontiers la Lune à vil prix. C'est une vieille rengaine des ultralibéraux américains qui persistent à croire que le secteur privé peut toujours faire mieux pour moins cher. Ce serait peut-être vrai s'il y avait un vrai marché à la clef, capable de soutenir de nombreux concurrents, or c'est faux et cela le restera pour longtemps. Le lancement spatial reste une niche technologique à haut risque, pour une production en série ridiculement faible, et avec un marché largement dominé par des besoins institutionnels. En deux mots, il faut avoir les reins très solides pour s'y lancer en acceptant les risques que cela incombe, et il ne faut pas espérer dégager des marges à plusieurs chiffres (dégager une marge positive, ce serait déjà bien).
De plus, pour avoir étudié de près nombre de ces projets privés depuis 15 ans, je suis extrêmement dubitatif sur la plupart, et je n'hésiterais pas à en qualifier certains de pure escroquerie s'ils n'avaient réservé une part importante de leur budget à se doter d'un département juridique à toute épreuve.
Il y a quelques années, une société américaine avait ainsi axé toute sa communication sur sa manière originale de revenir se poser à l'issue d'un vol orbital monoétage avec un véhicule réutilisable. Tous les points critiques du vol (lancement, rentrée, réutilisabilité, support-vie) avaient été soigneusement éludé de leurs brochures sur papier glacé, de leurs présentations powerpoint et de leur site web, au profit de démonstrations spectaculaires de leur système d'atterrissage. Cette communication très ciblée leur a permis de lever des fonds auprès de nombreux investisseurs fortunés peu au fait des réalités techniques et technologiques du spatial. Grâce à ces fonds, ils ont pu voyager autour du monde pendant deux ans, allant de colloques en colloques (de préférence dans des endroits aussi désagréables que Corfou ou Honolulu), logeant dans des hôtels de luxe, et tentant de convaincre d'autres "hommes d'affaires" de contribuer au projet.
Une fois leur cagnotte vide, ces braves gens ont mis la clef sous la porte et ont adopté un profil de victimes, vendant très cher à qui en voulait des éditoriaux rageurs pour fustiger la politique obscurantiste de la NASA qui avait refusé de les financer. Les principaux dirigeant de cette fabuleuse entreprise n'étaient pas des ingénieurs mais des avocats d'affaire qui n'ont jamais hésité à menacer toute personne mettant en doute la validité technique de leur projet, et se retranchant derrière le secret industriel pour ne pas avoir à expliquer quoi que ce soit. Imparable.
Il y a aussi un autre projet récurrent dont la seule activité ne semble jamais avoir été que d'émettre des actions qui se déprécient si vite qu'elles mériteraient d'entrer dans le Guinness Book !
Bien évidemment, je ne classerai pas RpK dans cette catégorie, mais je constate qu'avec la meilleure bonne volonté, je ne vois toujours pas comment le K1 pourrait avoir une capacité de charge utile plus que marginale. RpK a toujours été assez discret sur le bilan de masse de son véhicule, mais dans l'industrie on a une assez bonne idée de ce genre de chose, et à moins d'utiliser le mythique alliage d'unobtainium pour réaliser les structures, cela ne peut pas marcher.
Le contrat COTS de la NASA n'a jamais eu l'intention de passer un marché à RpK, mais simplement de lui permettre de prouver ses assertions afin de mettre le K1 en concurrence avec d'autres systèmes éprouvés dans le cadre d'une phase ultérieure. Le fait que le contrat ait été annulé assez rapidement est significatif de la crédibilité d'ensemble du projet.
Le papier ne coûte pas cher. La crédibilité technique est autrement plus onéreuse. Et on ne doit jamais oublier qu'une solution technique n'a de sens que si elle répond efficacement à une équation économique ou politique.
C'est peut être affreusement terre-à-terre pour ceux qui comme nous aspirent à des projets spatiaux ambitieux, mais nous ne devons jamais oublier qu'à chaque projet qui échoue, c'est la crédibilité de tout le secteur spatial qui est touchée.
Et c'est encore pire si l'échec ne doit rien à la technologie, car alors c'est la crédibilité du spatial lui-même qui est mise à mal.
Aujourd'hui encore, 50 ans après Spoutnik, 30 ans après Météosat, l'une des questions que j'entends le plus fréquemment posées reste : "En fait, tout ça coûte bien cher et ne sert pas à grand chose, on ne ferait pas mieux de dépenser tout cet argent pour des choses utiles, n'est-ce pas ?
Ce n'est pas en soutenant des projets irréalistes au nom de l'enthousiasme que nous pourrons nous débarasser pour de bon de ce préjugé tenace. Au contraire, cela nous fait passer pour des rigolos et handicape tous les projets sérieux que nous pourrions défendre utilement.
Oeuvrer efficacement pour le spatial, c'est aussi parfois le dépolluer.
Sur ces bonnes paroles, un bon point à MM. Bigelow et Musk qui n'ont pas hésité à mettre un peu de leur fortune dans la balance pour faire bouger les choses. Il n'est pas dit qu'ils réussissent sur le long terme, mais on ne pourra pas leur reprocher de ne pas avoir pris de risques économiques (en utilisant des solutions innovantes mais basées sur des technologies éprouvées). La viabilité économique du concept reste désormais à prouver.