On me trouvera peut-être ici un peu didactique, mais il me semble utile de nous interroger, dans ce passionnant débat, sur la construction logique des argumentations.
Il y a un risque de confusion intellectuelle, voire de sophisme, si on ne respecte pas à toutes les étapes de nos raisonnements sur ce sujet les frontières entre trois niveaux de réflexion qui ont chacun leurs règles propres.
Premier niveau de réflexion : qu’est-ce qu’il est possible d’attendre de la conquête spatiale à un horizon rapproché (disons dans les quinze ou vingt prochaines années) compte tenu de l’état des techniques et des dynamiques industrielles, économiques ? Dans ce premier débat, il faut s’appuyer sur des faits précis d'actualité, sur l’observation des capacités des industriels et sur les connaissances scientifiques concernant l’environnement spatial. La dimension politique, c’est-à-dire celle du choix, a toute sa place, mais il est essentiel de soumettre chaque aspect de chaque projet au feu de la critique. Je propose, pour ma part, une approche volontariste (retourner sur la Lune, exploration de Mars) mais la bonne attitude est de ne sous-estimer aucun obstacle et de ne pas vendre la peau de l’ours. Comme Saint-Thomas, il ne faut croire que ce que l’on voit, et in fine il n’y aura d’absolue certitude sur la faisabilité du voyage vers Mars qu’après que celui-ci aura eu lieu.
Deuxième niveau de réflexion : qu'est-ce qu'il pourrait être envisageable de faire, sur le très long terme, au regard de notre connaissance actuelle des lois de l'univers, (lois de la physique, de la biologie humaine ou posthumaine...) ? A ce niveau de la réflexion, il me semble que la logique s'inverse : tout ce qui ne paraît pas absolument impossible au regard des lois connues de l'univers mérite d'être regardé. Cette exploration du champ de ce qui n'est pas a priori impossible met certes en évidence des obstacles variés, comme celui, mentionné par Aldebaran, des difficultés psychologiques liées à l'enfermement d'un groupe humain pendant des dizaines d'années dans un espace restreint. Mais il ne me paraît pas pertinent d'attribuer trop d'importance à ces obstacles "non absolus", car à ce stade du raisonnement, on ne se fixe aucun délai. Avec le temps, l'ingéniosité humaine et posthumaine finira probablement par surmonter cette catégorie d'obstacles. Certes, peut-être que certains de ces "obstacles relatifs" s'avèreront finalement être des obstacles "absolus", compte tenu de connaissances scientifiques dont l'humanité ou la posthumanité disposera à ces époques futures. Mais par construction, nous ne le savons pas encore, et donc il vaut mieux ne pas brider notre réflexion, car ce serait néfaste si inversement l'obstacle finit par être surmonté. Donc, à ce deuxième niveau de réflexion, on peut être optimiste dans la construction intellectuelle, à condition, bien entendu, de rester en permanence conscient du caractère très hypothétique des scénarios que l'on construit. Cet optimisme de principe n'est pas inutile, et ce type de réflexion ne l'est pas non plus : si l'homme a survécu, c'est parce qu'il avait foi dans le lendemain, et peu importe que cette foi ait reposé sur des superstitions et des croyances plus ou moins ridicules ; c'est parce qu'à l'époque des cavernes des hommes ont cru qu'il y avait un grand esprit magique de l'autre côté de la montagne qu'ils ont lutté pour survivre et progresser et qu'aujourd'hui nous mangeons en général à notre faim, que nous avons presque tous des téléphones portables et que malgré des rythmes de travail éreintants, nous nous prélassons agréablement cinq jours par an dans des clubs de vacances.
Mais il y a encore un troisième niveau de réflexion, si l'on admet que notre connaissance des lois de la physique n'est que partielle et que l'univers comporte peut-être des lois inconnues à ce jour qui rendent possible des choses qui semblent actuellement absolument impossibles. Pour justifier ce point, imaginons ce qui a pu se passer quand les premières lueurs d'intelligence ont traversé l'esprit humain. Revenons à l'époque des australopithèques, des hommes-singes du style de ceux que l'on voit au début du film de Clarke et Kubrick, l'Odyssée de l'Espace... Albébaran lui-même n'était alors pas encore né ! Imaginons un homme-singe pourvu d'une intelligence supérieure à la moyenne et qui se demande si l'on peut toucher la Lune de la main en montant suffisamment haut sur un arbre. Cet homme-singe, qui a de la suite dans les idées et de l'intrépidité, monte sur la cime de l'arbre le plus élevé de la forêt pour en avoir le cœur net. Après avoir pris mille risques, il constate que non, décidément, la Lune est inaccessible pour l'être humain. Il redescend dans la caverne. Mais la nuit, les plus jeunes continuent à tendre la main vers la Lune pour la toucher. Notre explorateur exprime alors par des grognements pleins d'autorité et de sagesse que cet espoir est vain. S'il avait eu le langage de notre époque, il aurait dit à ses jeunes collègues de la caverne "non, jamais l'homme ne touchera le sol de la Lune, même dans un milliard d'années"... Cet être là était le plus sage de son époque. Et pourtant... Que valait son pronostic ?
Ce que je dis là a été exprimé de multiples façons. Un auteur que je lisais dans ma jeunesse a écrit que les Egyptiens les plus lettrés de l'époque des pharaons n'auraient pas pu imaginer les Boeing 747 et les vols intercontinentaux. De même, comment pourrions-nous imaginer la science et les techniques des êtres intelligents qui vivront dans dix-mille ans, ou dans un milliard d'années ?
Bien entendu, la question est de savoir ce que l'on peut dire d'à peu près intelligent après avoir fait cette réflexion. Que peut-on dire de pertinent sur l'inconnu inconnaissable pour longtemps ?
Sur le plan scientifique et technique, par construction, on ne peut strictement rien dire sur ce dont on n'a pas la moindre idée, et qui n'est qu'une extrapolation de l'expérience humaine du passage de l'ignorance à la connaissance, de l'impuissance à la capacité de faire. Mais sur le plan philosophique, ou anthropologique, il y a beaucoup à dire et à penser de cela.
D'abord, ce n'est pas parce que des découvertes techniques passées ont conduit à des possibilités techniques nouvelles que ce phénomène se reproduira tout le temps dans l'avenir. Oui, bien sûr, on n'est pas arrivé aux limites de la connaissance, il y aura encore des surprises et parfois des bonnes surprises. Mais il serait bien naïf de penser que cela règlera tous les problèmes. Des choses seront un jour possible qui sembleraient à l'homme d'aujourd'hui être de la magie, mais la science, tout en engendrant de nouvelles techniques, n'engendrera jamais la magie elle-même. Certains de nos rêves ne pourront jamais se concrétiser. Il y aura toujours un écart entre le principe de plaisir et le principe de réalité, comme disait Freud.
Lesquels de nos rêves pourront-ils être réalisés par les sciences et les techniques de demain ? Nous ne pouvons pas le savoir. Certains le seront, d'autres pas. Quid des voyages interstellaires ? impossible de répondre. Tout ce que l'on sait, c'est que si c'est possible, comme cela excite beaucoup de gens, cela a plus de chances d'être fait que d'autres choses dont tout le mode se fout.
Sur ce que les lois de l'univers inconnues à ce jour permettront de faire, nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir. Il nous faut vivre avec cette incertitude. Vivre comment ? Cette question se situe purement dans le champ de la philosophie et des choix culturels personnels.
Ma réponse est que rêver à propos de choses que nous ne pouvons pas savoir et qui ne seront pas connues de notre vivant est plutôt sain. D'abord parce que c'est agréable, à condition bien sûr de ne pas abandonner ce faisant les disciplines qui doivent régir nos vies professionnelles, familiales et sociales. Ensuite parce que le rêve est un moteur, qui fait que l'homme du XXIème siècle cherche sur internet des informations précises qui peuvent donner un fondement matériel à ses désirs, qu'il va parler sur les réseaux sociaux de ce qu'il vient de découvrir, et que de cette circulation des informations et des espérances finissent par naître des projets dans le monde réel. Ainsi, du rêve, de l'imaginaire, jaillissent parfois de manière imprévue et indirecte des progrès dans l'univers matériel. Enfin, parce que l'homme a besoin pour avancer d'espérer que demain sera meilleur qu'aujourd'hui.
Je crois donc que prétendre qu'il est absolument impossible d'envisager des voyages intergalactiques est aussi peu sage, au sens philosophique du terme, que de soutenir que c'est possible. Peut-être que cela ne sera jamais possible, mais en ayant cru que cela l'était, nous avons fait des recherches qui engendreront des découvertes dans d'autres domaines, des découvertes qui combleront peut-être davantage de bonheur notre descendance que ne l'auraient fait les voyages spatiaux. Nous ne savons pas, il faut l'assumer, et transformer la forme d'insatisfaction provisoire que nous procure cette incertitude en moteur dans notre vie individuelle et collective
Quand, dans la Guerre des Etoiles, on demande au sage Yoda ce que sera l'avenir, celui-ci fait comprendre que même avec de la sagesse et des pouvoirs surnaturels, l'avenir est très difficile à prévoir, en répondant : "toujours en mouvement est l'avenir". Nous allons tous les jours sur ce Forum et tous les soirs nous avons, du fait de ce que nous y avons appris, une vision un peu différente de l'avenir que la veille. Mais l'avenir lui-même, nous ne le connaîtrons jamais et c'est paradoxalement tant mieux, car c'est de l'insatisfaction relative que nous procure cette non-connaissance que naît le mouvement de notre recherche et en définitive notre ouverture d'esprit et notre disponibilité à de multiples lectures enrichissantes. Le mouvement importe plus que la cible, derrière les cibles apparentes, il y a des cibles qui ne se révéleront que plus tard. Comme le disait Hegel, que j'ai plaisir à citer après avoir cité Yoda (ils sont complémentaires) "La chouette de Minerve ne s'envole qu'à minuit".