Pif Mar 2 Déc 2008 - 17:49
Bon, après avoir un peu fait dans le hors sujet, je vous ai retrouvé ce texte de Jean-Pierre Haigneré qui répondra peut-être à certaines interrogations formulées plus haut...
Le Figaro du 27 avril 1999
MARCHER DANS L’ESPACE SUBLIME ET HOSTILE
Ma première sortie dans l’espace a été un grand moment de ma vie professionnelle et restera un moment inoubliable de ma vie tout court. J’ai tenu à prendre une semaine de recul pour vous en parler avec plus de sérénité. Ce vendredi 16 avril, tout a commencé très tôt le matin. Nous vivons ici au rythme de la balistique qui détermine en particulier les heures de passage au-dessus du centre de contrôle de Korolev. Notre satellite relais étant en panne, il fallait rechercher les meilleures zones de visibilité radio pour le contrôle étroit de ces opérations délicates.
Levé à 1 h 20 à l’heure d’hiver de Moscou, petit déjeuner rapide et inévitable visite médicale par télémétrie interposée. Sergueï Avdeiev a fait les derniers préparatifs de la station. Viktor Afanassiev et moi enfilons nos vêtements spatiaux. Tout se déroule en silence, chacun sait ce qu’il a à faire et le fait sans se poser de questions. La tension est malgré tout sensible, tout rappelle l’ambiance qui précède les combats.
w 5 h 35 : Sergueï referme la porte du sas côté station derrière lui. Commence alors le long processus des vérifications de l’étanchéité des diverses portes, scaphandres et instruments, et la désasturation à l’oxygène pour éviter les bulles d’azote dans le sang.
w 6 h 45 : Les choses sérieuses commencent pour moi, je dois préparer, puis ouvrir la porte du sas. Comme elle n’est plus étanche, il faut patiemment dévisser un à un les 12 écrous supplémentaires qui la retiennent (elle s’ouvre vers l’extérieur). Le scaphandre déjà gonflé résiste à chaque mouvement, nous sommes déjà dans le vide et toujours en impesanteur, les appuis sont difficiles à trouver, surtout ne pas s’épuiser dès le début.
w 7 h 35 : Alors que vous allons franchir les côtes africaines, j’ouvre enfin l’écoutille avec précaution. Je connais l’histoire de Nicolas Boudarine, littéralement éjecté avec la porte hors du sas pour ne pas avoir suffisamment attendu que tout l’air s’échappe. Bien sûr je pense à lui au moment où je tourne le volant de la porte et je vérifie mes attaches. Mais elles ne pèseraient pas lourd si la différence de pression était trop forte. C’est comme si j’avais ouvert la gueule d’un monstre. D’abord un énorme flash qui ne s’arrête pas et des milliers de particules brillantes qui s’échappent du sas en virevoltant. Le soleil est très bas sur l’horizon à l’ouest et nous lui faisons exactement face. Juste le temps de baisser ma visière dorée avant d’être complètement aveuglé. Est-ce cela que l’on appelle le baptême du feu ? Il me faut de longues secondes avant de pouvoir à nouveau distinguer les formes de cet étrange univers. Je m’enhardis et décide de regarder sous moi. Malgré l’obscurité, je vois la Terre défiler à une vitesse étonnante.
Quelques lumières scintillent en bas, les Africains sont chez eux peut-être en train de regarder la télé. Entre eux et moi, le vide intégral ; tout autour, des espaces gigantesques. Longues séquence de grandes sensations.
Viktor derrière moi commence à s’agiter en grommelant à voix basse comme à son habitude. Je me ressaisis rapidement. Je ne suis pas décidé à me laisser intimider tout de suite. Il y a encore trop de chemin à faire. Mais Dieu que c’est impressionnant ! J’attache solidement les deux crochets à l’extérieur et je saute dehors sans réfléchir, mais en essayant de restituer avec précision les gestes appris à l’entraînement. Malgré la sécurité du crochet, mes mains torturées par les gants du scaphandre se crispent sur les mains courantes. Pourtant, il me faut bien les relâcher pour attraper tout le matériel que Viktor sort du sas et pour le fixer à l’extérieur sur les mains courantes. Ne pas fâcher les deux mains, ne pas laisser s’échapper une de ces précieuses expériences, telles sont mes obsessions les premières minutes de mon EVA, et ces maudites mains me font déjà mal.
Alors que nous avons perdu le contact radio avec le sol, nous décidas malgré tout de réaliser l’étape suivante toute proche. Nous devons récupérer l’expérience française Comet installée au mois d’octobre par Sergueï Avdeiev et Guenadi Padalka. C’est une espèce de filet à papillons sophistiqué qui capture les poussières éjectées par les comètes quand elles se rapprochent du Soleil, comme les Léonides en novembre. Nous installons aussi l’expérience exobiologie qui consiste à exposer à l’environnement spatial des acides aminés, constituants primaires des cellules vivantes. Si les dégradations observées sur les chaînes complexes sont graves et irréversibles, on pourra en conclure que la vie ne peut pas provenir du cosmos comme certains l’affirment.
La Terre en-dessous
C’est justement à la vie et à la Terre que je pense en ce moment précis, perché au sommet de Strela : il s’agit d’une poutre articulée à sa base. Depuis cet endroit, Viktor la commande avec des manivelles, pour amener l’autre extrémité libre sur laquelle je me trouve vers la poutre Saphora. Je m’accroche comme je peux à ce frêle esquif qui branle comme un cocotier avec tous nos équipements en vol presque libre autour de moi. De là , je domine la situation, la station Mir 20 mètres sous moi et la Terre encore en dessous. Par un signe du destin, nous survolons à ce moment précis la chaîne de l’Himalaya et je crois reconnaître l’Everest à travers les nuages. 400 kilomètres au-dessous du toit du monde, je commence à prendre confiance, car il n’y a pas d’autre choix dans de telles circonstances. Avec mon seul scaphandre comme protection contre ce milieu sublimement beau et terriblement hostile, je regarde l’Asie 600 kilomètres autour de moi, j’ai dans les yeux l’image de cette armée chinoise enterrée avec son empereur ; caparaçonné dans mon armure moderne, je me sens un peu un de ces chevaliers, montant la garde sur la frontière lointaine et provisoire de notre vieux monde.
Jean-Pierre Haigneré